PRÉMICES DU GENIE

Pablo Picasso et Alberto Giacometti commencent très tôt à pratiquer la peinture et la sculpture. Fils d’artistes, ils grandissent respectivement dans l’atelier paternel, où ils travaillent leurs premières œuvres, sous le regard attentif de leurs pères. Ils s’entraînent en réalisant les portraits des membres de leurs familles, dans lesquels la représentation s’applique à être fidèle au modèle.Ils ont le même âge, 14 ans, quand Picasso réalise « Fillette aux pieds nus » (début 1895) et Giacometti « Nature morte aux pommes » (vers 1915), révélant, par l’attention portée au rendu de la réalité, l’influence paternelle. Après une brève formation à l’École des beaux-arts,les deux jeunes artistes décident de quitter leurs pays d’origine (l’Espagne pour l’un, la Suisse pour l’autre) et de s’installer à Paris, alors capitale des arts.

LA SCULPTURE MODERNE

Les premières sculptures de Picasso et de Giacometti ont pour modèle l’art d’Auguste Rodin. Tandis que Giacometti fut l’un des disciples d’Antoine Bourdelle à la Grande Chaumière à Paris, Picasso ne fut jamais formé comme sculpteur. Lorsque tous deux constatent l’impossibilité de sculpter avec « vérité » un portrait par la méthode naturaliste, les solutions qu’ils inventent empruntent des trajectoires parallèles. Giacometti suit en cela les traces de son aîné, dont il découvre l’œuvre en arrivant à Paris : il abandonne le style classique du portrait de sa sœur Ottilia pour la stylisation des traits et le découpage en facettes cubiste exécuté par Picasso dans le portrait sculpté de sa maîtresse, Fernande Olivier.

INFLUENCES LOINTAINES

Picasso et Giacometti sont des observateurs attentifs des arts non occidentaux et des objets archéologiques.Ils tirent leur inspiration des revues d’art et des collections du musée d’Ethnographie du Trocadéro et du Louvre, reprenant les détails de masques, de boucliers ou de statuettes qu’ils retravaillent à leur manière. Les totems de Picasso et les stèles de Giacometti présentent une même stylisation des formes et évoquent le caractère magique des œuvres des Cyclades, des antiquités orientales, ainsi que des sculptures d’Afrique et d’Océanie.

PASSAGE AU PLAN

Alors que les peintures de Picasso de la période néocubiste (Figures, 1927) se caractérisent par un « passage au plan », Giacometti transfère ce modèle structurel dans la sculpture avec les « figures plates », qui frôlent les limites de l’abstraction tout en restant ancrées dans la représentation. De même, les compositions de Giacometti en grilles et cages, tel « Homme (Apollon) » (1929), font écho à la « Figure » de 1928 de Picasso, réalisée en hommage à Guillaume Apollinaire.

LE VIF ET LE MORT

La banalisation du corps après la mort et sa matérialisation comme objet sont deux sujets abordés par Picasso et Giacometti. Dans leurs œuvres apparaissent des figures de gisants – souvent un être cher –, des têtes de mort ou des crânes. Dans « La Mort de Casagemas » de 1901, la tête rejetée vers l’arrière du poète et ami de Picasso, qui s’était suicidé par désespoir amoureux, fait écho à la «Tête sur tige » (1947) de Giacometti, dont la bouche ouverte semble signifier un cri poussé dans le vide. L’objectivation de la mort transparaît dans les figures de crâne, sculptures parmi les plus saisissantes, à la fois vanités et memento mori.

TÉMOIGNAGES D’UNE AMITIÉ

Les croquis et les annotations retrouvés dans les archives permettent de témoigner des nombreux échanges entre Picasso et Giacometti. Les deux artistes se rencontrent pour la première fois en 1931 et leur amitié durera jusqu’au début des années 1950. Ils deviennent très proches assez vite et se rendent souvent visite dans leurs ateliers. Giacometti étudie ouvertement les créations de son aîné en les recopiant sur ses carnets. Picasso, quant à lui, n’est pas indifférent aux compositions surréalistes du jeune Suisse, notamment à sa « Boule suspendue » de 1931 (présentée en salle 9). Après la guerre, de retour à Paris, Giacometti commence un portrait sculpté de Picasso qui ne sera malheureusement jamais achevé.

EROS ET THANATOS

Dans les représentations de l’amour, où se décline toute la palette de l’informe, les démembrements du corps humain sont autant d’images d’Eros (Amour) que de Thanatos (Mort). Les pulsions de vie des désirs sexuels côtoient les instincts de mort. Dans la grande toile de Picasso de 1931, « Figures au bord de la mer », les corps monstrueux s’entre-dévorent dans un ébat évoquant la violence de la sculpture surréaliste de Giacometti de 1933, « Femme égorgée » (présentées en salle 9), gisant sur le sol. Les déformations du corps humain aboutissent à des métaphores organiques, dont la force de la synthèse exprime, selon la formule de Carl Einstein, une « concentration des rêves ».

L’AMANTE ET LE MODÈLE

Une série de portraits peints et sculptés de la femme aimée déclinent l’inépuisable dialectique de l’amant et son modèle. Si Picasso et Giacometti cherchent à saisir la vérité d’une muse, leurs œuvres traduisent aussi l’intensité psychologique de leur relation au modèle. Ainsi le visage de Dora Maar, amante de Picasso et son principal modèle de 1935 à 1943, irradie la toile de sa présence torturée. Annette, future épouse rencontrée par Giacometti en 1943, se prête à de longues séances de pose. Son visage est mis à l’épreuve du regard de l’artiste aux prises avec l’impossible « recherche de l’absolu » (Sartre) visant à manifester l’aura d’un être.

RETOUR AU RÉALISME

Après la Seconde Guerre mondiale, les deux artistes se retrouvent à Paris et se fréquentent très régulièrement. Les œuvres de cette époque renouent avec un réalisme de la vie quotidienne. Dans les œuvres de Picasso, les espaces comme les personnages sont oppressants et sombres. Giacometti érige des figures figées et immobiles, faites d’un bronze rugueux comme la pierre. Le lien renouvelé avec le réel se traduit également par des créations à sujet animalier, des paysages et des natures mortes. Pour la réalisation de son célèbre « Chien » (1957), Giacometti choisit la fine silhouette du lévrier afghan de son ami Picasso.