Chefs d'oeuvre
de la collection
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Je n’ai pas copié cette lumière, j’ai simplement baigné dedans ; mes yeux ont vus, et mon subconscient a enregistré cette image.
Eté 1922. Picasso est un père et mari comblé. Sa femme Olga – danseuse des Ballets russes - et son fils Paulo sont à ses côtés, sur la côte bretonne. A l’instar d’un séjour estival sur la côte d’Azur, Olga préfère aller au bord de la Manche, où l’air y est plus vivifiant.
Dinard est alors une cité balnéaire en vogue, reconnue pour ses établissements sportifs et thérapeutiques. Par son microclimat particulièrement doux, les riches aristocrates s’y pressent pour venir profiter de différentes activités : bains, terrains de golf, tennis, et autres loisirs y sont pratiqués, dans une atmosphère faite de repos etde mondanités.
De mi-juillet à mi-septembre 1922, Pablo, Olga et Paulo profitent de leur villégiature dinardaise. Picasso va alors y réaliser une des œuvres les plus emblématiques de sa vie, qui intervient dans une période de retour à l’antique chez l’artiste. Dans quel environnement va naître ce chef-d’œuvre aérien et iodé ?
En 1921, Picasso passe son été à Fontainebleau. Son épouse Olga vient d’accoucher de leur garçon, Paulo. Elle désire donc s’installer au calme, proche d’une forêt, et veut trouver le repos dans cette ville qui se trouve à tout juste une heure de Paris. Fontainebleau connaît à ce moment-là une forte présence de la communauté russe. C’est donc un argument de plus qui donne envie à Olga d’aller y séjourner. A compter du 1er juillet 1921, ils sont tous les trois installés dans leur grande villa bourgeoise située au 33 Boulevard Leclerc, louée pour la saison estivale. Picasso se plait alors à dessiner l’intérieur et l’extérieur de la propriété, et établit son atelier dans le garage.
En quête d’inspiration, il se rend au célèbre Château de Fontainebleau et plus précisément dans la Salle du Jeu de Paume qui accueille alors une exposition nommée Dessins du XVIème siècle. Y sont présentées des œuvres issues de la collection particulière d’un riche mécène : Jean Masson. Cette collection est constituée en partie d’œuvres réalisées par de très célèbre peintres, dessinateurs et sculpteurs de la Renaissances, tels le Primatice, Rosso Fiorentino, ou encore Nicolo dell’Abate.
Picasso découvre alors une iconographie néo-classique, qui l’inspire dans ses recherches. Une gravure du XVIème siècle attire son attention, et le touche particulièrement : celle de « La Nymphe de Fontainebleau », représentant une femme assise sur le sol, entourée de deux chiens. Elle s’appuie sur une amphore d’où s’échappe de l’eau.
Le peintre réalise alors les premières esquisses de son séjour, sur lesquelles figure une silhouette de femme assise sur un rocher, portant une jarre dont de l’eau s’écoule et abreuve un chien. Sur ses premiers dessins, les personnages féminins se ressemblent : silhouettes généreuses et dénudées, visages ronds, cheveux ondulés ou bouclés. Ces caractéristiques physiques rejoignent celles des deux protagonistes du tableau Deux femmes courant sur la plage.
Picasso se promène régulièrement dans le parc du Château de Fontainebleau, dont il trouve un accès à l’angle de la rue de Lorraine et du Boulevard du Maréchal Leclerc. Il y observe souvent une fontaine installée là par Napoléon III, un siècle auparavant, et qui servait aux femmes venant chercher de l’eau pour leurs foyers. Cette fontaine lui inspire alors la composition de certains dessins avec comme sujets des porteuses d’amphores vêtues à l’antique. Là encore, des similitudes physiques font penser au tableau « Deux femmes courant sur la plage », notamment leurs robes drapées dont les bretelles laissent découvrir un sein.
C’est lors d’un voyage en Italie en 1917 dans les ruines de Pompéi et d’Herculanum, ainsi qu’au musée archéologique de Naples, que Picasso a puisé ses inspirations rappelant l’Antiquité. Un réel retour au dessin classique est donc opéré par l’artiste. Les lignes sont épurées, les sujets souvent féminins ayant des ressemblances avec les modèles grecs antiques ; « Deux femmes courant sur la plage » donnent ainsi à voir deux femmes aux cheveux épais, ondulés et bruns, aux visages et aux corps charnus et généreux.
L’été qui suit, Picasso change de lieu de villégiature, mais reste fidèle à ses inspirations classiques : son intérêt pour l’Antique persiste.
L’été 1922, Pablo, sa femme Olga, et leur fils Paulo, alors âgé d’un an et demi, s’installent à Dinard, cité balnéaire très en vogue en ce début de XXème siècle. Ils arrivent le 15 juillet, et séjournent dans un premier temps à l’Hôtel des Terrasses, boulevard de l’Écluse. Ils souhaitent cependant changer rapidement de lieu, et la semaine suivante, font appel à une agente immobilière locale, Mme Grosvalet. Cette dernière les aide à trouver une villa à la location, la villa Beauregard. La famille Picasso pose alors bagages le 22 juillet dans cette vaste demeure à toit mansardée, située Grand-Rue (actuelle Avenue Georges V), et y restent jusqu’à la mi-septembre.
La Manche et la plage plaisent à Pablo et Olga, et surtout à leur jeune fils Paulo. Pour les deux parents, l’atmosphère y est totalement différente de celle de Paris : les jeux sur le sable, la plage et la contemplation de l’horizon remplacent les journées dans l’atelier de la rue de la Boétie, les fins d’après-midi dans les bistrots et cafés, les nuits bruyantes et agitées de la grande ville.
En effet, les français tentent alors de chasser de leurs mémoires la Grande Guerre et ses ravages. Ils viennent ainsi profiter des plaisirs de la vie qu’offre Dinard qui renaît alors, après s’être vue attribuer les fonctions d’hôpital complémentaire des armées pendant la Première Guerre Mondiale. A « seulement » six heures de Paris en voiture, elle devient le berceau d’un nouvel art de vivre : le tourisme des Années Folles.
Durant son séjour, Picasso arpente les rues de la ville et se balade sur les promenades de bord de mer, mains dans les poches d’un pantalon en toile. Il est captivé par cette nouvelle lumière de la Manche, ces nouveaux paysages découpés tantôt par les rochers, tantôt par la houle, plus agitée que celle de la Méditerranée qu’il connait si bien. Sur la plage du Prieuré, des silhouettes humaines se dessinent devant ses yeux, des hommes, des femmes et des enfants qui jouent sur le sable couleur chair.
Ce changement de lieu et d’ambiance a une réelle incidence sur le travail du peintre. En effet, la beauté, la quiétude, l’optimisme se font ressentir dans les œuvres qu’il réalise cet été-là. Des tons chaleureux sont posés en aplats sur les toiles ou les feuilles de papier, et les sujets prennent des formes figuratives. La beauté est au cœur de sa recherche, en particulier celle des femmes, dont les corps se dévoilent sur la plage qu’il fréquente quotidiennement. Picasso aime accompagner son fils Paulo dans les vagues et s’inspire des différentes saynètes dont il est le témoin.
La lumière de la Manche est toute nouvelle pour Picasso. Le tableau Deux femmes courant sur la plage pourrait évoquer une scène méditerranéenne, mais le traitement de l’arrière-plan suggère que le peintre se trouve sur une côte où le bleu du ciel se voit régulièrement perturbé par l’arrivée de petits nuages. Jouant ainsi avec la lumière du soleil, ces légers et épars cumulus attestent subtilement de la présence de Picasso dans une région de la France où il est coutumier de traverser les quatre saisons dans une même journée !
Pablo Picasso, avec l’œuvre « Deux femmes courant sur la plage », se nourrit de différentes sources d’inspiration. Du Primatice à Rosso, en passant par les bas-reliefs antiques, l’artiste se souvient de son séjour à Fontainebleau l’été précédent, qui lui a ouvert un immense champ des possibles, notamment dans le traitement de ses sujets, majoritairement féminins.
En effet, sur ce tableau, Picasso peint deux femmes, dont le mouvement des corps admet des attributs stylistiques classiques et évoque notamment les « Ménades de Dionysos », sortes de nymphes antiques dansant en transe représentées sur de nombreux bas-reliefs antiques datant du Vème siècle. Les corps sont en effet fléchis en arrière avec une cassure au niveau du cou, le vêtement antique laissant apparaître un sein, la danse se confondant avec une course. Les deux personnages s’élancent et la femme au premier-plan tient sur sa demi-pointe gauche tandis que celle au second-plan effectue un jeté de jambe arrière. La femme qui partage la vie du peintre à cette époque n’est autre qu’Olga, danseuse aux Ballets russes. La gestuelle des deux femmes semble donc subtilement inspirée des répétitions et entraînements quotidiens de son épouse.
L’artiste s’inspire également d’un courant pictural : le maniérisme. Ce dernier naît en France à l’Ecole de Fontainebleau, au milieu du XVIème siècle. Picasso disproportionne ainsi ses deux personnages, en allongeant leurs cous, en grossissant certains de leurs membres, en rétrécissant leurs têtes, faisant fi des règles de perspective. Tels Pontormo ou Bronzino, peintres éminemment maniéristes, Picasso balaye les codes académiques de la Peinture de son époque, et favorise l’expressivité plutôt que l’harmonie ou la perfection dans la représentation. « Deux femmes courant sur la plage » est une œuvre constituée de lignes dites serpentines (en « s »), de gestualité, de mouvement. Les membres des deux personnages sont alors exagérément disproportionnés, donnant un aspect irréel à cette scène. Malgré le tout petit format de cette peinture (32,5 x 41,1 cm), Picasso parvient donc à donner une sensation de gigantisme à la scène.
La légèreté transparait à travers les mouvements des deux femmes représentées ici. Picasso répond à un traumatisme général dû à la Grande Guerre en représentant des femmes aux corps monumentaux, féconds, libres et dansants. En outre, sur le plan plus personnel, l’artiste se réjouit de sa nouvelle vie de père. Il réalise donc ici une véritable hymne à la joie de vivre retrouvée.
« Deux femmes courant sur la plage » connaît un véritable succès et Picasso se voit recevoir la commande du rideau de scène du ballet russe « Le Train Bleu », en 1924, dont la chorégraphie est assurée par Serge de Diaghilev, le texte écrit par Jean Cocteau et les costumes réalisés par Coco Chanel. Une reproduction de l’œuvre Deux femmes courant sur la plage va alors être réalisée, en format agrandi (20 fois le format original, soit 6 mètres de haut et 8 mètres de large).