Introduction

Toute comparaison attentive des travaux artistiques d'Alexander Calder (1898-1976) et de Pablo Picasso (1881-1973) aboutit au même constat : l'exploration du vide a été l'un des thèmes communs de leurs expérimentations plastiques, de la figuration jusqu'à l'abstraction. Les réponses apportées pour présenter ou représenter ce « non-espace » varient cependant d'un artiste à l'autre, soit en matérialisant la soustraction d'une masse, comme dans la sculpture de Calder, soit en exprimant les contorsions du temps, comme dans les portraits de Picasso. Calder appréhende le vide guidé par une certaine curiosité intellectuelle, invoquant des forces invisibles qui dépassent les seules limites de la nature ou ce qu'il appelle la « grandeur-immense ». L'approche de Picasso, quant à elle, relève davantage de l'intime et abolit toute frontière entre l'auteur et son sujet.

1. CALDER-PICASSO

En 1921, Picasso reçoit la commande d'un monument à la mémoire de Guillaume Apollinaire, mort en novembre 1918. Il présente plusieurs projets, dont, en 1928, une série de maquettes en fer soudé exécutées en collaboration avec Julio González. Avec ces sculptures de la transparence, Picasso crée, pour reprendre les mots de « l'oiseau du Bénin » dans le recueil de son ami Le Poète assassiné, « une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire ». Après que ces différents projets ont été refusés par le Comité Apollinaire, Picasso propose, en 1955, un portrait de Dora Maar en bronze (1941), qui sera inauguré dans le jardin de l'église Saint-Germain-des-Prés en 1959.

En 1931, Calder met la sculpture en mouvement et donne forme à un type d'art entièrement nouveau. Marcel Duchamp trouve un nom à ces objets abstraits cinétiques : « mobiles », un mot qui en français fait à la fois référence à la « cause » et au « déplacement ». Certains des premiers mobiles de Calder étaient motorisés, mais il a rapidement évolué vers d'autres possibilités - courants d'air, intervention humaine et créé son premier mobile suspendu en 1932. Avec Sans titre, Calder présente une variation sur la sphère, comprenant une représentation bidimensionnelle d'une sphère tridimensionnelle - un espace vide. Les mobiles de Calder échappent aux lois de la nature : comme la sphère, qui n'a ni commencement ni fin, ils ne cessent jamais de se déployer.

2. CAPTURER LE VIDE

Le 27 avril 1931, Pablo Picasso arrive à la Galerie Percier avant le vernissage de l'exposition «Alexandre Calder : Volumes-Vecteurs-Densités/Dessins-Portraits », où l'artiste dévoile pour la première fois ses sculptures non objectives. Il est présenté à Calder et fait une visite privée de la galerie avant son ouverture au public, découvrant ses nouvelles œuvres radicales. C'est la première rencontre des deux artistes. Deux des œuvres exposées à la Galerie Percier,Croisière et Sphérique, sont accrochées dans cette salle.

« Chaque élément pouvant bouger, remuer, osciller, aller et venir dans ses relations avec les autres éléments de son univers. / Que ce soit, non seulement un instant – momentané -, mais une loi physique de variation entre les événements de la vie. / Pas d'extractions,/ Des abstractions/ Des abstractions qui ne ressemblent à rien de la vie, sauf par leur manière de réagir. »

Alexander Calder, « Comment réaliser l'art ? », Abstraction-Création, Art Non Figuratif, n°1, 1932, p.6

« Quand on part d'un portrait et qu'on cherche par des éliminations successives à trouver la forme pure, le volume net et sans accident, on aboutit fatalement à l'œuf. De même en partant de l'œuf on peut arriver, en suivant le chemin et le but opposés, au portrait. Mais l'art, je crois, échappe à cet acheminement trop simpliste qui consiste à aller d'un extrême à l'autre. Il faut pouvoir s'arrêter à temps.»

Pablo Picasso, in Tériade,«En causant avec Picasso», L’intransigeant,15 juin 1932, n.p

Les fils de fer fins et épais de Croisière décrivent des forces à la fois unificatrices et disparates : la solidité et la transparence, l'inertie et l'activité, le volume et le vide. Calder inclut le stabile dans sa première exposition d'objets abstraits, « Alexandre Calder : Volumes -Vecteurs-Densités/Dessins-Portraits », à la Galerie Percier, à Paris, en 1931. « Devant ces nouvelles œuvres transparentes, objectives, exactes, je pense à Satie, Mondrian, Marcel Duchamp, Brancusi, Arp, ces maîtres incontestés du beau inexpressif et silencieux », écrivit Fernand Léger. Picasso arriva avant le vernissage pour se présenter à Calder et avoir le temps d'étudier ces nouvelles œuvres, radicales.

Calder était un artiste prolifique qui, à travers différents moyens d'expression, explorait les nombreuses dimensions présentes au-delà des trois dans lesquelles nous vivons. Bien que ces dessins soient statiques, ils font preuve d'un dynamisme théâtral, proposent une performance quantique. Ces deux œuvres ont été créées la même année que ses mobiles, novateurs, présentés pour la première fois à la Galerie Vignon de Marie Cuttoli, à Paris, dans le cadre de l'exposition « Calder : ses mobiles », organisée par Marcel Duchamp.

3. DESSINER DANS L'ESPACE

« Les ombres de ces petites constructions linéaires tracent une sorte de dessin sur le mur blanc à la manière de Picasso ».

Pierre Berthelot, « Calder »,Beaux-Arts, vol. 9, 9 mai 1931, p.24

« Que ce fil s'incurve mal, qu'il s'accroche à mauvais escient et c'en serait fini de toute sculpture : nous aurons devant les yeux la figuration métallique d'un dessin dans l'espace, nous n'aurons pas une masse bien évoquée ».

Edouard Ramond, « Sandy Calder ou le fil de fer devient statue », Paris Montparnasse, n°5, 15 juin 1929, p.36

« Il n'y a qu'une flèche de cathédrale qui puisse nous signaler une pointe dans le ciel où notre âme reste en suspens. [...] Comme dans l'inquiétude de la nuit, les étoiles nous indiquent les points d'espoir dans le ciel, cette flèche immobile nous en indique aussi un nombre sans fin. Ce sont ces points dans l'infini qui ont été les précurseurs de cet art nouveau : - dessiner dans l'espace - ».

Julio González, « Picasso et les cathédrales, Picasso sculpteur », 1931-1932, manuscrit, archives de l'IVAM, Centre Julio González, Valence

Lorsque Calder quitte New York pour Paris en 1926, il se consacre à la sculpture en fil de fer - une nouvelle forme de sculpture sans masse dans laquelle les lignes expressives sont sculptées dans les vides. Du geste tendu de Ball Player à la mobilité quasiment grandeur nature d'Aztec Josephine Baker,ces « dessins dans l'espace » diffusent leur énergie à travers la délicate vibration des lignes de fil de fer. Les deux portraits de Joséphine Baker sont les deux dernières des cinq représentations en fil de fer de la célèbre meneuse de revue. Tels des proto-mobiles s'exerçant à la suspension, à l'action et à des mouvements fluides, ils présentent dans l'espace le maintien altier de Mme Baker.

Hercules and Lion est l'une des trois œuvres en fil de fer de 1928 adossées à des thèmes intégrant des dimensions et des sujets généralement associés à l'art classique (les deux autres sont Romulus and Remus et Spring, ou l'allégorie du printemps). Le père et le grand-père de Calder étaient des sculpteurs traditionnels qui transformaient tringles et fils de fer en armatures étayant leurs sculptures en glaise. Mesurant près d'un mètre cinquante et suspendue au plafond, Hercules and Lion permit à Calder de dialoguer avec les traditions de ses prédécesseurs et de les mettre à jour. La transparence des portraits en fil de fer de Calder, soulignée par les ombres qu'ils projettent sur le mur, va au-delà des formes et des lignes et engage une expérience multidimensionnelle.

En 1929, la sculpture en fil de fer figurative de Calder devient de plus en plus abstraite. Les détails spécifiques de la figure, comme dans Hercules and Lion et les portraits de Joséphine Baker, se font moins importants, et la force dynamique du sujet devient la préoccupation principale. Le Lanceur de poids représente la phase finale des œuvres figuratives de Calder. Ici, aucune caractéristique n'est exprimée ; pourtant, l'action du lanceur de poids est évidente. L'espace négatif qui entoure le fil de fer est plus important que le fil de fer proprement dit, défini par le geste d'une trajectoire invisible.

4. LE VIDE ET LE PLEIN

« L'évolution de l'œuvre de Calder illustre l'évolution des arts plastiques au cours du siècle actuel. À partir de la tradition de la représentation naturaliste, elle est parvenue grâce à une simplification des moyens d'expression à un concept plastique qui ne puise dans les structures du monde naturel que pour en extraire les éléments de la forme ».

James Johnson Sweeney, Mobiles by Alexander Calder, New York, Pierre Matisse Gallery, 1934, n.p.

« Si l'on s'occupe de ce qui est plein, c'est-à-dire de l'objet comme forme positive, l'espace environnant est réduit à presque rien. Si l'on s'occupe surtout de l'espace qui entoure l'objet, l'objet est réduit à presque rien. Qu'est-ce qui est le plus intéressant ? Ce qui est à l'intérieur ou ce qui est à l'extérieur de la forme ? Quand on regarde des pommes de Cézanne, on voit qu'il n'a pas vraiment peint des pommes en tant que telles. Ce qu'il a fait, c'est peindre terriblement bien le poids de l'espace sur cette forme ronde. [...] C'est la poussée de l'espace sur la forme qui compte ».

François Gilot et Carlton Lake, Vivre avec Picasso, Paris, Calmann-Lévy, p.277

En juin 1930, Picasso fait l'acquisition du château de Boisgeloup, près de Gisors en Normandie. Il installe son atelier de sculpture dans l'un des garages des communs et se livre à une pratique intensive du modelage, dont émergent des figures féminines, allongées et debout, des têtes et des bustes de femmes, inspirés des traits de sa compagne Marie-Thérèse Walter. Les similitudes formelles entre peinture et sculpture sont alors particulièrement prégnantes. On retrouve ainsi dans sa peinture le même principe d'élaboration de la figure par adjonction de formes organiques et un traitement du volume dans l'espace de la toile.

5. EN SUSPENSION

« Bien que la légèreté d'un solide ou d'une surface percés ou striés soit extrêmement intéressante, l'absence de poids de noyaux déployés l'est bien plus encore. Je dis noyaux, car pour moi, que j'utilise une sphère ou toute autre forme dans ces constructions, ne signifie pas nécessairement qu'il s'agit d'un corps de cette taille, forme ou couleur. Cela peut aussi bien être un système de corps plus infime, une situation atmosphérique, ou même un vide. En d'autres termes, l'idée que l'on peut composer toute chose à partir de ce que l'on peut concevoir ».

Alexander Calder, « A Propos of Measuring a Mobile », 1943, manuscrit, Calder Foundation archives

« Quelques adeptes de l'école surréaliste ont surpris dans mon album de croquis des dessins à la plume, où il n'y avait que des points et des lignes. Le fait est que j'admire beaucoup les cartes d'astronomie. Elles me semblent belles en dehors de leur signification idéologique ».

Pablo Picasso, “Lettres sur l’art”, Ogoniok, Moscou, n°20, 16 mai 1926. Traduit du russe par C. Motchoulsky, in Formes, n°2, février 1930

Au milieu des années 1930, Calder travaille à une série de compositions avec cadres et panneaux qui explore le concept des peintures bidimensionnelles, mais en mouvement.

Dans Red Panel, deux éléments oscillent devant une zone définie, réalisée avec un panneau de contreplaqué coloré. Vue de face, cette sculpture animée donne l'impression d'être une peinture dont la composition varie à l'infini. Lorsqu'elle est en mouvement, Red Panel fait apparaître formes et couleurs, gommant les limites entre peinture et sculpture et donnant cours à une chorégraphie de formes non objectives.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les feuilles de métal se font rares, Calder travaille à une nouvelle forme de sculpture, ouverte, en bois sculpté et fil de fer. « Je me suis intéressé à des compositions extrêmement délicates, ouvertes », écrit-il. La série a été baptisée Constellations par le conservateur James Johnson Sweeney et Marcel Duchamp. Abandonnant l'univers des panneaux et des cadres, qui sont accrochés et regardés précisément de la même manière qu'un tableau, la majorité des Constellations sont installées à des emplacements surprenants, dans les registres supérieurs des cimaises, leur hauteur dictée par les angles audacieux de leurs satellites.

6. SCULPTER LE VIDE

«-Une statue en quoi ? demanda Tristouse. En marbre ? En bronze

-Non, c'est trop vieux, répondit l'oiseau du Bénin, il faut que je lui sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire.

-Bravo ! bravo ! dit Tristouse en battant des mains, une statue en rien, en vide, c'est magnifique, et quand la sculpterez-vous ?

Guillaume Apollinaire,Le Poète assassiné, Paris, L'Édition, 1916, pp.139-140 (Bibliothèque des curieux)

« La sculpture de Calder soumet à l'appel du vide alors que la masse et le volume ont avant tout pour objectif leur propre destruction ».

Pierre Rouve, « Calder, Faber Ludens », The Art Review, Londres, 14-28 juillet 1962, p.2

C'est en revenant des funérailles de son ami Julio González, sculpteur qui lui avait appris les bases de la soudure, que Picasso aurait exécuté cet assemblage en associant une selle et un guidon de vélo abandonnés. « En un éclair ils se sont associés dans mon esprit... L'idée de cette Tête de taureau m'est venue sans que j'y aie pensé... Je n'ai fait que les souder ensemble... », explique l'artiste (dans Brassaï,Conversations avec Picasso, Gallimard, 1964). Si l'utilisation d'objets trouvés apparente cette sculpture aux readymade de Marcel Duchamp, elle s'en distingue néanmoins dans la mesure où Picasso crée ici une nouvelle entité, un archétype réduisant le taureau à sa plus simple expression plastique.

Dans cette peinture de l'après-guerre, Picasso reprend un des thèmes de prédilection de son œuvre, celui de la femme assise dans un fauteuil. Inspirée par sa compagne de l'époque, Françoise Gilot, cette représentation associe librement des formes simples, à la limite de l'abstraction, et joue du contraste existant entre les lignes droites du fauteuil et les lignes tout en courbes du modèle. Picasso débarrasse ici la figure de tout élément superflu pour en faire émerger la structure élémentaire. Il abstrait la forme pour en saisir les lignes essentielles.

7. DANS L'ATELIER

« Un jour que je parlais avec Calder dans son atelier, un mobile qui, jusque-là, était resté au repos fut pris, tout contre moi, d'une violente agitation. Je fis un pas en arrière et crus m'être mis hors de sa portée. Mais, soudain, lorsque cette agitation l'eut quitté et qu'il parut retombé dans la mort, sa longue queue majestueuse, qui n'avait pas bougé, se mit indolemment en marche, comme à regret, tourna dans les airs et me passa sous le nez. Ces hésitations, ces reprises, ces tâtonnements, ces maladresses, ces brusques décisions et surtout cette merveilleuse noblesse de cygne font des mobiles de Calder des êtres étranges, à mi-chemin entre la matière et la vie ».

Jean-Paul Sartre, « Les Mobiles de Calder », in Alexander Calder: Mobiles, Stabiles, Constellations, Paris, Galerie

Louis Carré, 1946

« Chaque fois que j'entreprends un tableau j'ai la sensations de me jeter dans le vide. Je ne sais jamais si je retomberai sur mes jambes. Ce n'est que plus tard que je commence à évaluer plus exactement l'effet de mon travail ».

Pablo Picasso, in Christian Zervos, Pablo Picasso. I. œuvres de 1895 à 1906, Paris, Cahiers d'Art; 1932, p.XVII

L'atelier est l'un des sujets majeurs de la peinture de Picasso. Exécutée en 1956, cette toile représente l'intérieur de la villa La Californie, à Cannes, que l'artiste occupe de 1955 à 1961. On y reconnaît distinctement les détails de l'architecture néo-mauresque du lieu. Pour autant, contrairement à d'autres images d'intérieurs de ses ateliers qui décrivent un espace encombré d'œuvres, cette peinture met l'accent sur la toile laissée vierge, au centre. L'œuvre fonctionne alors davantage comme un « paysage intérieur », incarnant l'espace des créations à venir, que comme un lieu somme des œuvres achevées.

My Shop est nimbé de mystère. Peint en décembre 1955, le tableau représente une vue intérieure de l'atelier de Calder à Roxbury, dans le Connecticut. Calder restitue des œuvres de toutes les phases de sa carrière, y compris des peintures plus ou moins achevées ; un petit banc bleu de son atelier parisien des années 1930 ; et un sabot en bois, esseulé. Comme il faisait froid dans son atelier de Roxbury, Calder a peint avec soin le poêle à charbon marron. Bien que My Shop semble inachevé, l'œuvre est signée et datée, mais a un aspect brouillon, élémentaire, avec ses multiples couches d'images. Seize œuvres ont été identifiées à partir de ses lignes et formes esquissées. Cette notion de non finito, d'ouverture, est profondément ancrée dans les œuvres de Calder - le mobile en stase projette une énergie potentielle, prête à l'activation. Cependant, une question reste sans réponse : Pourquoi Calder a-t-il peint cette vue de son atelier ?

8. VANITÉ

« Toute ma théorie sur l'art se résume à la disparité qui existe entre la forme, les masses et le mouvement. Même mes triangles sont des sphères, mais ce sont des sphères d'une forme différente ».

Alexander Calder, in Katharine Kuh, The Artist's Voice: Talks with Seventeen Artists, New York, Harper & Row,1962, p.39

« Voyez ces dessins : ce n'est nullement parce que j'ai voulu les styliser qu'ils sont devenus ce qu'ils sont. C'est tout simplement le superficiel qui est parti de lui-même ».

Pablo Picasso, in “Midis avec Picasso”, 1946, in Marie-Laure Bernadac et Androula Michael, Propos sur l’art / Picasso, Paris, Gallimard, 1998, p.58

L'immédiat après-guerre demeure une période assez sombre dans l'œuvre de Picasso. En effet, l'artiste continue de traiter des thèmes liés à la mort durant la Libération et les mois suivants, y compris pendant ses différents séjours dans le sud de la France. Ce crâne déformé, qui prend ici l'apparence d'un cube, s'inscrit dans la tradition des vanités, ce genre pictural qui nous rappelle notre finitude. L'œuvre renvoie ainsi à la brutalité des années qui ont précédé et propose une vision alternative et indirecte des désastres de la guerre.

Ces trois œuvres font partie d'un ensemble de six sculptures créées par Picasso lors du tournage du film Le Mystère Picasso(1955), réalisé par Henri-Georges Clouzot. Fasciné par les ombres portées des baigneurs qu'il a pu observer durant ses vacances à Antibes, l'artiste conçoit des personnages archétypaux aux silhouettes simplifiées, comme découpées par la lumière. Il les réalise à partir de morceaux de bois et d'objets trouvés détournés (pieds de lit, manches à balai, cadres de tableau) qu'il assemble, avant de les tirer en bronze. Par la suite, il les placera dans son jardin à La Californie et les mettra en scène, seuls ou en groupe.

9. FAIRE ET DÉFAIRE

« Admettre l'approximation est nécessaire, car on ne peut espérer être absolu dans sa précision. Il ne peut pas voir, ou même concevoir une chose à partir de tous les points de vue possibles, simultanément ».

Alexander Calder, « A Propos of Measuring a Mobile », 1943, manuscrit, Calder Foundation archives

« Il faut fortement viser à la ressemblance pour aboutir au signe. Pour moi la surréalité n'est autre chose, et n'a jamais été autre chose, que cette profonde ressemblance au-delà des formes et des couleurs sous lesquelles les choses se présentent ».

Pablo Picasso, in Brassaï, Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1964, p.198

En un mois et demi, Picasso va réaliser onze états de ce taureau, qui est graduellement réduit à une forme épurée de son profil. Dans Gravés dans ma mémoire (1979), l'imprimeur Fernand Mourlot revient sur la création de ces lithographies : « [...] à chaque fois il simplifie le dessin qui devient de plus en plus géométrique avec des aplats noirs. [...] Pour arriver à son taureau d'une seule ligne, il a fallu qu'il passe par tous les taureaux précédents. Et quand on voit son onzième taureau on ne peut s'imaginer le travail qu'il lui a demandé. »

Le Taureau de Picasso n'est pas un dessin sur la réduction de la masse, mais plutôt sur le déploiement de la gestuelle. Le passage de la solidité de la figure volumétrique aux lignes simplifiées du geste a pour objet d'épurer l'image - ou même de l'effacer -, afin d'accéder à la vérité du sujet. De même, Scarlet Digitals exalte les lieux sans les occuper ; ses trois mouvements révèlent une présence transitoire de l'absence. Le mobile est vivant à travers ses gestes et chacune de ses performances est unique. Ces gestes sont en outre une sorte de prélude à l'expressionnisme abstrait, et l'activité ouverte des mobiles a eu un effet sur la musique de John Cage et d'autres compositeurs.

10. LA PESANTEUR ET LA GRÂCE

« Pablo avait toujours rêvé d'une sculpture qui ne touche pas le sol...»

Françoise Gilot et Carlton Lake, Vivre avec Picasso, Paris, Calman-Lévy, 1965, p. 290

« Dans leur traitement de la gravité, perturbés par de paisibles mouvements, [les mobiles] donnent le sentiment, écrit Duchamp en convoquant le Philèbe de Platon, qu'« [ils] procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n'ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement ».

« Pablo avait toujours rêvé d'une sculpture qui ne touche pas le sol...» Françoise Gilot et Carlton Lake, Vivre avec Picasso , Paris, Calman-Lévy, 1965, p. 290 « Dans leur traitement de la gravité, perturbés par de paisibles mouvements, [les mobiles] donnent le sentiment, écrit Duchamp en convoquant le Philèbe de Platon, qu'« [ils] procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n'ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement ». Marcel Duchamp, « Alexander Calder », Collection of the Société Anonyme , New Haven, Yale, 1950 Selon Françoise Gilot, Picasso aurait eu l'idée de cette œuvre en regardant une petite fille sauter à la corde. Cette variation virtuose sur le thème de la sculpture en suspens révèle tout le talent d'un Picasso bricoleur. Il s'agit en effet d'un assemblage d'objets trouvés comportant notamment un panier en osier et de véritables chaussures. La corde constituant la base de cette œuvre est par ailleurs soutenue par un moule à gâteau en forme de fleur et un serpent. Ces deux éléments font référence à l'iconographie chrétienne et à la tentation d'Ève dans le jardin d'Éden. Le sujet oscille ainsi entre le domaine du quotidien domestique et des connotations magiques, religieuses ou inconscientes. En 1944, l'architecte Wallace K. Harrison a suggéré que Calder présente, dans le cadre d'un concours d'architecture de style international, des maquettes d'une œuvre en béton de grande dimension, pensée pour l'extérieur. Il est fondamental de se souvenir que ces sculptures de 1944 n'ont pas été conçues pour un environnement domestique ou à échelle humaine. Au contraire, elles ont été imaginées comme des monuments géants, de 9 à 12 mètres de haut, dotés d'énormes éléments de structure en béton précontraint dangereusement suspendus au-dessus d'une place fréquentée par les piétons.

Marcel Duchamp, « Alexander Calder », Collection of the Société Anonyme, New Haven, Yale, 1950

Selon Françoise Gilot, Picasso aurait eu l'idée de cette œuvre en regardant une petite fille sauter à la corde. Cette variation virtuose sur le thème de la sculpture en suspens révèle tout le talent d'un Picasso bricoleur. Il s'agit en effet d'un assemblage d'objets trouvés comportant notamment un panier en osier et de véritables chaussures. La corde constituant la base de cette œuvre est par ailleurs soutenue par un moule à gâteau en forme de fleur et un serpent. Ces deux éléments font référence à l'iconographie chrétienne et à la tentation d'Ève dans le jardin d'Éden. Le sujet oscille ainsi entre le domaine du quotidien domestique et des connotations magiques, religieuses ou inconscientes.

En 1944, l'architecte Wallace K. Harrison a suggéré que Calder présente, dans le cadre d'un concours d'architecture de style international, des maquettes d'une œuvre en béton de grande dimension, pensée pour l'extérieur. Il est fondamental de se souvenir que ces sculptures de 1944 n'ont pas été conçues pour un environnement domestique ou à échelle humaine. Au contraire, elles ont été imaginées comme des monuments géants, de 9 à 12 mètres de haut, dotés d'énormes éléments de structure en béton précontraint dangereusement suspendus au-dessus d'une place fréquentée par les piétons.

11. DÉCOUPER ET PLIER

« La forme, dit-il, le fond, la forme, le fond... Qu'est-ce que c'est la forme ? Qu'est-ce que c'est le fond ? Ce qui fait le fond de la fraise des bois, c'est le pépin et le pépin de la fraise des bois, il est à la surface de la fraise. Alors, où il est, le fond de la fraise des bois ? Où elle est, sa forme ? »

Pablo Picasso, in Claude Roy, La Guerre et la Paix, Paris, Cercle d'Art, 1954

« [Calder] a pris un espace donné et, en façonnant des éléments en acier autour de lui, il l'a transformé en non-espace ».

James Jones, « L'Ombre de l'avenir », Derrière le miroir, n°141, novembre 1963, p.9

Connu pour sa générosité, Calder réalisait des œuvres d'art qu'il donnait à ses amis et à sa famille, y compris un certain nombre de pièces créées pour la Saint-Valentin. L'objet complexe en fil de fer, To My Valentine, qu'il offrit à sa mère en 1925, fut l'une de ses premières œuvres dans ce matériau. En 1952, pour sa fille Mary, il composa un mobile suspendu représentant des cœurs. Quant à ce mobile posé sur un plan, il l'a conçu pour sa femme en 1955. Le mobile miniature lové à l'intérieur du vide de Louisa’s Valentine exprime l'immensité des sentiments les plus intimes qu'éprouve Calder à l'égard de son épouse.

Agrandie à partir d'un stabile à petite échelle réalisé deux décennies plus tôt, la maquette intermédiaire Morning Cobweb est le modèle réduit d'une sculpture de près de 9 mètres de haut présentée à l'entrée de la rétrospective Calder de 1969, à la Fondation Maeght. Pour cette œuvre conçue pour un site précis, Calder s'est inspiré des courbes du toit du musée de la Fondation, imaginé par Josep Lluís Sert. Les deux pointes de sa sculpture - une réflexion sur le passage du plan bidimensionnel à la troisième dimension - avaient pour objet de compléter les toits en impluvium de Sert.

12. LA GRANDE VITESSE

« Il ne m'est apparu que lentement que ces œuvres en fil de fer et en feuilles de métal froids sont sensuelles, que les relations en transformation constante dans un mobile réfractent les mêmes forces élémentaires et paradoxales que celles de la physique et des relations humaines ».

Arthur Miller, Alexander Calder, éloge funèbre durant la cérémonie commémorative de Calder au Whitney Museum of American Art, 6 décembre 1976

« Il y a un moment, dans la vie, quand on a beaucoup travaillé, les formes viennent toutes seules, les tableaux viennent tout seuls, on n'a pas besoin de s'en occuper ! Tout vient tout seul. La mort aussi ».

André Malraux, La Tête d’obsidienne, Paris, Gallimard, 1974, p.51

Les œuvres monumentales de Calder traitent d'autant plus du vide qu'elles sont des volumes ; pour citer le romancier James Jones, elles « emplissent un espace donné sans l'occuper ». La maquette intermédiaire de La Grande Vitesse est l'un des trois modèles réalisés avant la version grandeur nature qui, sur plus de 13 mètres de large, continue d'attirer tous les regards à Grand Rapids, dans le Michigan. La Grande Vitesse fut la première sculpture à bénéficier d'une subvention octroyée aux États-Unis par le National Endowment for the Arts, dans le cadre du programme en faveur des œuvres d'art dans des lieux publics.

Tout au long de sa carrière, Calder a produit une gamme de mobiles singuliers dont émane une énergie lumineuse. Pour la série de mobiles réfléchissants, il n'a pas peint les éléments en tôle, préférant laisser la matière s'exprimer indépendamment. Les rayons de lumière peignent les éléments, créant un langage visuel à la fois matériel et immatériel. Calder a réalisé ce mobile spécialement pour son atelier de Roxbury, dans le Connecticut, où il vécut jusqu'à sa mort en 1976.

Calder fait sa première incursion dans l'abstraction avec une série de peintures à l'huile, en 1930, mais reviendra à ce moyen d'expression tout au long de sa carrière. Dans les années 1940 et 1950, il peint un grand nombre de peintures à l'huile puissantes, contenant des formes biomorphiques, des disques en suspension et des spirales qui explorent la représentation des notions de mouvement antigravitationnel et d'espace en deux dimensions, et stimulent notre sensibilité. Seven Black, Red and Blue souligne, par exemple, la complexité de l'imagination de Calder qui, loin de la stabilité, privilégie la fluidité et le dynamisme, les vibrations et les dissonances.

Calder inclut dans ses mobiles toute une série de thèmes : l'expression de mouvements disparates et pourtant symbiotiques, les possibilités offertes par l'échelle, la taille et les dimensions multiples, et les seuils réflexifs entre l'espace positif et négatif. Depuis certains points de vue, ce mobile monochrome, avec trois éléments dont les percées varient, semble devenir plus transparent. Black Lace a été présenté pour la première fois lors de l'exposition personnelle de Calder au Ministério da Educação e Saúde, à Rio de Janeiro, en 1948, qui le fit accéder au rang d'artiste véritablement international.