introduction

« Guernica » est une icône de la peinture du XXe siècle. Exécutée par Pablo Picasso pendant la guerre civile espagnole opposant républicaine et franquiste (1936-1939), elle est à la fois un chef-d’œuvre et un symbole politique. La vie de Picasso a été profondément marquée par Guernica, consacrant son image d’artiste génial et engagé. Créée entre le 1er mai et le 4 juin 1937 dans l’atelier du 7, rue des Grands-Augustins à Paris, Guernica a ensuite été exposée de par le monde et maintes fois reproduite et reprise. Depuis son arrivée en Espagne après la mort de Franco en 1975, l’œuvre ne voyage plus. Elle est conservée aujourd’hui au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid.

Cette exposition raconte l’histoire de la relation entre l’artiste espagnol et son chef-d’œuvre et souligne toute la force de son rayonnement.

L’ICONOGRAPHIE DE GUERNICA

« Oui, le taureau représente la brutalité, ce cheval est le peuple. […] Non, le taureau n’est pas le fascisme, mais la brutalité et l’obscurité. » Pablo Picasso, 1945.

« Ce taureau est un taureau. Ce cheval est un cheval. […] Il faut que le public, les spectateurs voient dans le cheval, dans le taureau, des symboles qu’ils interprètent comme ils l’entendent. Il y a des animaux massacrés. C’est tout pour moi, au public de voir ce qu’il voit. » Pablo Picasso, 1947.

Guernica a donné lieu à de nombreuses interprétations, portant notamment sur les figures du taureau et du cheval. Pablo Picasso lui-même s’est refusé à en donner une lecture définitive. Peinture d’histoire, elle s’inspire de la guerre d’Espagne et du bombardement de la petite ville basque de Gernika le 26 avril 1937, et dénonce un massacre de civils. Mais les personnages qui composent cette œuvre ne peuvent être exactement identifiés. L’artiste évite ainsi de construire une œuvre de propagande, comme le font alors les différents camps qui s’affrontent dans l’Europe des années 1930. Guernica acquiert ainsi, comme le note Christian Zervos en 1938, le pouvoir « magique » d’une œuvre « ouverte ».

2. LES DÉBUTS DE LA GUERRE CIVILE ESPAGNOLE 17 juillet 1936 - printemps 1937

La guerre civile espagnole éclate le 17 juillet 1936. Le général Francisco Franco mène un soulèvement militaire contre la jeune République et son gouvernement de Front populaire élu démocratiquement le 16 février. De janvier à avril 1936, une exposition consacrée à Pablo Picasso voyage en Espagne. Organisée par l’ADLAN (Amics de l’Art Nou), elle vient soutenir le mouvement de 5 Front populaire. En septembre, Picasso est nommé par le gouvernement républicain directeur du musée du Prado de Madrid. Alerté par sa famille, ses amis intellectuels engagés (Paul Éluard, Dora Maar, Christian Zervos) et les médias, des exactions commises en Espagne, Picasso exécute plusieurs œuvres évoquant les violences de la guerre. Les 8 et 9 janvier 1937, il réalise une gravure satirique intitulée « Songe et mensonge de Franco ».

 

3. LES SOURCES DE GUERNICA

Les sources iconographiques de « Guernica » sont nombreuses. Des fresques de l’art catalan médiéval, que Pablo Picasso a eu l’occasion de découvrir lors de son dernier voyage en Espagne à l’été 1934, aux gravures des Désastres de la guerre (1810-1815) de Francisco de Goya, diffusées comme motif de propagande par les républicains espagnols, en passant par les illustrations de l’Apocalypse de Saint-Sever (XIe siècle) ou les représentations du massacre des Innocents (Pierre-Paul Rubens, Nicolas Poussin, Guido Reni), les historiens de l’art ont identifié de multiples références. Au-delà de ces sources, Picasso inscrit également « Guernica » dans la continuité de son propre travail, reprenant des motifs caractéristiques de son œuvre : tauromachies, Minotauromachies, scènes d’intérieur inquiétantes marquées par le surréalisme, compositions nocturnes, figures de la porteuse de lumière et de la mère éplorée (pietà), motifs d’architectures à la haute fenêtre. Les thèmes religieux et archaïques de la crucifixion et du sacrifice trouveront aussi des échos dans la composition finale.

4. LA COMMANDE ET LES PREMIÈRES ESQUISSES Décembre 1936 - 18 et 19 avril 1937

Fin 1936 ou début 1937, une délégation de la République espagnole en guerre se rend à l’atelier de Pablo Picasso. Se prépare à Paris l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, où le pavillon espagnol doit être une arme symbolique pour la défense de la République. Max Aub, attaché culturel à l’ambassade d’Espagne à Paris, Juan Larrea, directeur de l’information à l’ambassade, et les architectes désignés Josep Lluís Sert et Luis Lacasa commandent à Picasso une peinture appelée à occuper un mur entier, emplacement visible dans l’esquisse du 19 avril 1937. Face à cette situation inédite, Picasso s’exécute tardivement : les premières esquisses pour le projet n’apparaissent qu’au mois d’avril 1937. Loin d’évoquer la guerre civile, l’artiste travaille d’abord sur le thème familier du peintre et son modèle, s’inspirant de sa compagne Marie-Thérèse Walter, mère de sa fille Maya. Pourtant, la dernière étude de cette suite, autour de l’atelier, marque l’apparition du motif du poing levé, symbole de résistance, et suggère la tentation d’une œuvre engagée, en prise avec les événements contemporains.

5. LA TRANSFORMATION DU PROJET 26 avril - 4 juin 1937

Le 26 avril 1937, la petite ville basque de Gernika est attaquée par les aviations nazie et fasciste, alliées des franquistes. Causant des centaines de morts, c’est le premier bombardement civil de masse de l’histoire et un terrain d’essai pour Hitler qui se prépare à la guerre. À Paris, dès le 28 avril, des photographies et témoignages sont publiés dans la presse. La réaction de Pablo Picasso est presque immédiate dès le 1er mai, il réalise une première esquisse, suivie de quarante et une autres, qui s’attaquent à la représentation de cet événement. La toile, d’un format monumental, est exécutée en un temps record, entre le 10 mai et le 4 juin. Les dessins préparatoires constituent autant de scènes indépendantes qui viendront nourrir l’œuvre finale. Les différents personnages de « Guernica » sont présents: le taureau, le cheval, le soldat mort. L’attention aux mères éplorées portant leur enfant sans vie est dominante.

6. GUERNICA DANS L’OEIL DE DORA MAAR 10 mai - 4 juin 1937

Pablo Picasso et Dora Maar se sont rencontrés en 1936 par l’intermédiaire de Paul Éluard. Photographe surréaliste d’origine croate, militante antifasciste, la nouvelle compagne de l’artiste l’encourage à un engagement politique public. Elle reçoit de l’éditeur Christian Zervos la commande de photographier les états de « Guernica » en prévision d’un numéro spécial de la revue « Cahiers d’art » consacré au futur chef-d’œuvre. Picasso se prête au jeu et accepte de laisser ainsi documenter son processus créatif. Les photographies sont développées au fur et à mesure, permettant à l’artiste de confronter la peinture en cours et son image dans le grenier-atelier. L’angle de vue choisi par la photographe favorise l’illusion d’une fusion entre l’espace de l’atelier et celui de la toile. De fait, au fil des états, « Guernica », d’une scène d’extérieur, devient en grande part une scène d’intérieur. L’œil de Dora Maar participe ainsi de la création de l’œuvre : tels les différents états d’une gravure, la suite photographique enregistre la mise en place de la composition mais aussi les essais de papiers peints colorés, qui seront finalement abandonnés au profit d’une esthétique graphique plus radicale évoquant la diffusion médiatique de l’événement dans les journaux de l’époque.

7. LE PAVILLON DE LA RÉPUBLIQUE ESPAGNOLE À L’EXPOSITION INTERNATIONALE DE PARIS DE 1937 24 mai - 25 novembre 1937

L’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne est inaugurée le 24 mai 1937 dans un contexte politique européen au bord de l’implosion, à l’image du face-à-face des imposants pavillons de l’Allemagne et de l’URSS.

Le pavillon espagnol, construit dans une esthétique rationaliste par Luis Lacasa et Josep Lluís Sert, inauguré le 12 juillet, est un exemple de propagande pour la République mise en péril par Franco. Le commissaire, José Gaos, présente ainsi au public des œuvres d’artistes majoritairement espagnols, qui dénoncent les massacres perpétrés par les franquistes. À « Guernica », exposée en majesté dans le patio, répondent la fresque du Paysan catalan en révolte (« Le faucheur ») de Joan Miró (disparue), la Montserrat de Julio González ou encore « La Fontaine de Mercure » d’Alexander Calder. Les gravures « Songe et mensonge de Franco » de Pablo Picasso, achevées en juin, sont vendues en soutien à la République avec un poème de l’artiste.

8. « LES FEMMES QUI PLEURENT » Juin - décembre 1937

Pablo Picasso exécute la série des « Femmes qui pleurent » d’après la figure de la Mère à l’enfant visible dans certaines esquisses et dans la partie gauche de Guernica. Les premières œuvres sont réalisées en juin 1937. Inspirées par les traits de sa compagne Dora Maar, ces figures déplorent la montée des périls en Europe, et entrevoient l’issue funeste de la guerre d’Espagne. Picasso décline ce motif en gravure, peinture, sculpture et dessin, recherchant une expressivité maximale dans les visages défaits de ces antiques pleureuses, dont les yeux prennent la forme de larmes. Le 18 décembre, « La Suppliante » vient clore cette série, commémorant le bombardement de la ville catalane de Lérida survenu le 2 novembre, et rendu tristement célèbre parce qu’il visait une école et fit de nombreuses victimes parmi les enfants.

9. « AU NOM DE GUERNICA », LES PREMIERS ENGAGEMENTS ANTIFRANQUISTES 1938 – 1948

 La guerre d’Espagne s’achève le 1er avril 1939 sur une victoire du camp franquiste. Des centaines de milliers d’Espagnols républicains passent les Pyrénées pour se réfugier en France : c’est la Retirada. Figure de proue du front artistique et culturel antifranquiste, Pablo Picasso reçoit de nombreuses sollicitations de la part d’associations d’aide aux républicains espagnols, de sa famille, d’amis ou d’artistes forcés à l’exil, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Ses archives privées témoignent de la diversité de ses actions pour leur venir en aide, allant du parrainage honorifique d’une association à des dons financiers. Il se porte ainsi caution pour sortir un réfugié d’un des camps d’internement créés autour de Toulouse ou intervient pour obtenir des permis de séjour. Il va jusqu’à créer en 1946 le Comité de Ayuda a los Republicanos Españoles qui s’emploie à redistribuer des dons qui parviennent d’Amérique jusqu’à l’hôpital Varsovie de Toulouse. En 1946-1947, il rend un poignant hommage à ces réfugiés républicains entrés dans la Résistance française dans une peinture intitulée « Monument aux Espagnols morts pour la France».

10. LES CIRCULATIONS DE GUERNICA 1937 - 1956

Après son exposition au pavillon de la République espagnole en 1937, « Guernica » entame un long voyage à travers le monde.

Outil de propagande servant à lever des fonds pour les républicains espagnols, l’œuvre est exposée en Angleterre puis aux États-Unis. En 1939, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale conduit Pablo Picasso à la laisser en dépôt avec ses esquisses au Museum of Modern Art de New York (MoMA). À l’initiative de son directeur, Alfred H. Barr, « Guernica » est alors montrée dans plusieurs villes des États-Unis comme une icône de l’art moderne.

Au sortir de la guerre, Picasso adhère au Parti communiste français. Il fait désormais figure d’artiste engagé pacifiste. Érigé en symbole universel de lutte contre la barbarie, le tableau intègre alors les rétrospectives consacrées à Picasso en Europe dans les années 1950.

11. LA RESTITUTION À L’ESPAGNE 1950 – 1981

À partir des années 1950, l’Espagne de Franco entre dans le jeu de la guerre froide en passant des accords avec les États-Unis et le Vatican. « Guernica » devient dès lors le symbole de la lutte antifranquiste pour dénoncer la répression et les privations de libertés de la dictature espagnole. Les artistes d’avant-garde y voient un motif de résistance. En 1969, Picasso déboute les tentatives de récupération de son œuvre par le régime franquiste, déclarant dans le journal Le Monde que « Guernica » ne reviendrait à l’Espagne qu’une fois « la République restaurée ». Picasso s’éteint le 8 avril 1973, Franco le 20 novembre 1975. Le 22 novembre, Juan Carlos est proclamé roi d’Espagne. Les premières élections libres depuis 1936 ont lieu en 1977 et une nouvelle Constitution est approuvée en 1978. La question de la restitution de « Guernica » à l’Espagne devient enfin possible. L’œuvre rejoint pour la première fois l’Espagne en 1981, où elle est exposée au Casón del Buen Retiro (musée du Prado) sous haute protection. Elle sera transférée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía en 1992.

12. GUERNICA AUJOURD’HUI

Au fil de ses expositions et reproductions, « Guernica » a acquis un double statut. Elle est à la fois une icône de l’histoire de l’art et un symbole de paix et de lutte contre les barbaries. Elle manifeste l’engagement, tant artistique que politique. Chef-d’œuvre de l’art du XXe siècle, elle sert d’exemple et de contre-exemple pour les artistes qui tentent de se mesurer à son inventivité plastique. Artistes politisés, mais aussi manifestants et activistes, convoquent régulièrement « Guernica » pour dénoncer les conflits contemporains. Ils semblent ainsi reprendre à leur compte le mot de Picasso : « Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi. »