Picasso et la bande dessinée

Né en 1881 à Málaga, Pablo Picasso est un enfant du XIXe siècle. L’exécution de ses premières œuvres, au tournant des années 1890, coïncide opportunément avec la naissance, aux États-Unis, de la bande dessinée moderne.

« Picasso et la bande dessinée » est la première exposition consacrée à l’étude des liens entre les œuvres de l’artiste et cette forme d’expression graphique. Au fil du parcours, elle met en lumière le goût de Picasso pour la bande dessinée, en explorant notamment ses lectures et en restituant ainsi une part méconnue de sa culture visuelle, largement imprégnée de sources populaires contemporaines. L’exposition montre également comment, en retour, Picasso s’approprie, dans certaines œuvres, les codes du neuvième art, en privilégiant par exemple les séquences d’images à des compositions isolées, en utilisant le principe du phylactère – moyen graphique, banderole ou bulle, qui permet de déployer les paroles prononcées par les personnages représentés – ou encore en organisant la page en différentes cases. Elle revient, enfin, sur le phénomène Picasso dans la bande dessinée en mettant en évidence la présence parallèle de l’homme et de ses œuvres dans les planches tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours. Devenu un véritable personnage de bande dessinée, Picasso peuple les univers de Gotlib, Clément Oubrerie, Reiser ou Art Spiegelman. Plus encore, ses œuvres ont été reprises ou évoquées par des auteurs aussi divers qu’Hergé, Edgar P. Jacobs ou Milo Manara, souvent avec admiration, parfois avec humour ou irrévérence, créant ainsi un véritable musée Picasso imaginaire.

L’exposition explore l’histoire foisonnante de ces échanges et appropriations croisées. En complément des salles du rez-de-chaussée, un parcours d’œuvres inédites et de grand format d’artistes de bande dessinée se déploie au sous-sol du musée, mettant plus particulièrement en lumière la jeune scène contemporaine.

DESSINS DE JEUNESSE

Autour de 1900, certains dessins de Pablo Picasso témoignent du contact de l’artiste avec l’univers de la bande dessinée. En 1894, alors qu’il va avoir treize ans, Picasso produit lui-même de petits journaux illustrés, où se mêlent textes et images. Dans les dessins réalisés à Barcelone, comme dans ceux qu’il produit à son arrivée à Paris, il n’est pas rare de rencontrer des bulles ou une construction d’images en séquences pour introduire un fil narratif. L’artiste saisit la voix d’une mendiante ou invente un monde peuplé d’animaux doués de parole. En 1903, dans une planche gravée organisée en sept cases commentées, Picasso imagine l’apothéose bouffonne de son ami le poète Max Jacob. En 1904, il relate, en plusieurs images légendées, son voyage en train de Barcelone à Paris, accompagné de son ami Sebastià Junyer Vidal. Ces expérimentations, en apparence potaches, participent à l’entreprise de subversion des formes académiques à laquelle l’artiste se livre au tournant du siècle.

Comics américains

Écrivaine et collectionneuse de la première heure, Gertrude Stein, dans son Autobiographie d’Alice Toklas publiée en 1933, livre un témoignage rare du véritable engouement de Pablo Picasso pour les comics américains. On y apprend notamment qu’à Paris, l’artiste dévore The Katzenjammer Kids, dont les héros sont deux enfants turbulents vivant sur l’île imaginaire de Bongo. Cette passion, Picasso la cultive : en août 1906, il se fait envoyer à Gósol, petit village catalan où il séjourne tout l’été, les aventures de Little Jimmy. Les premières bandes dessinées américaines paraissent alors chaque semaine dans les journaux, transportant leurs lecteurs dans le monde féerique de Little Nemo ou dans l’univers gaguesque de Krazy Kat. En France, Les Pieds nickelés font leur apparition en 1908 dans la revue L’Épatant, dont on trouve plusieurs exemplaires dans la bibliothèque personnelle de l’artiste. Le journal, motif récurrent dans l’œuvre de Picasso, est aussi au début du XXe siècle le vecteur d’une culture populaire et enfantine qui nourrit l’imaginaire du jeune peintre.

Songe et mensonge de Franco

Songe et mensonge de Franco, série de gravures réalisée par Pablo Picasso au cours de l’année 1937, met en scène la figure monstrueuse du dictateur qui vient de s’emparer du pouvoir dans l’Espagne natale de l’artiste. La structure en deux planches et dix-huit cases juxtapose la bouffonnerie menaçante de Franco et l’iconographie des désastres de la guerre, dans la lignée des gravures dénonciatrices de Francisco de Goya. La bande dessinée sert ici un combat politique, à l’image des vignettes antifranquistes qui paraissent à la même époque dans L’Humanité ou, dans les années 1970, des caricatures de Reiser en couverture de Charlie Hebdo. Les œuvres de Picasso de la fin des années 1930 nourrissent l’imaginaire de nombreux auteurs de bande dessinée, reprises et détournées par Art Spiegelman dans Ace Hole Midget Detective (1974) ou Edgar P. Jacobs, qui, dans Le Piège diabolique (1960-1961), insère des fragments du Guernica de Picasso (1937) dans un paysage postapocalyptique.

Le mystère du dessin

En 1955, dans Le Mystère Picasso, l’œil de la caméra d’Henri-Georges Clouzot saisit Pablo Picasso au travail. Le spectateur assiste, fasciné, à la naissance et au devenir des formes. Dans une série de photographies pour Paris Match en 1966, Hergé se met en scène dessinant Tintin sur une vitre, dans un dispositif comparable à celui du film de Clouzot. L’émission de télévision Tac au tac, au tournant des années 1960 et 1970, filme deux équipes de dessinateurs qui rivalisent sur un thème imposé. Une parodie délirante de Gotlib imagine d’ailleurs la participation de Picasso à cette émission. Dans ces différentes images du dessinateur au travail, les gestes se répondent. Au-delà ou en deçà des hiérarchies établies, elles font apparaître un territoire commun où Picasso dialogue avec Hergé, Reiser ou Guido Crepax.

Pablo Picasso, personnage de bande dessinée

De La Vie imagée de Pablo Picasso en 1951, dont le scénario est signé Benjamin Péret et André Breton, aux albums de Nick Bertozzi (2007), Julie Birmant et Clément Oubrerie (2012-2014) ou encore Daniel Torres (2018), en passant par les dessins de Maurice Henry des années 1940 et 1950 et les œuvres de Philippe Geluck, Pablo Picasso est devenu en quelques décennies un personnage récurrent de la bande dessinée mondiale. À ce point familier qu’une simple marinière suffit à l’évoquer. Documentées ou fantastiques, théoriques ou absurdes, humoristiques ou émouvantes, et parfois tout cela à la fois, ces bandes dessinées témoignent de la puissance du mythe Picasso dans l’imaginaire contemporain et des multiples visages d’une figure qui ne cesse d’être réinventée.