Introduction « Picasso. Sculptures »

L'œuvre sculpté de Picasso est le domaine de création qui illustre le mieux le « mouvement de la pensée » que l'artiste dit préférer à sa « pensée elle-même ». À la suite de la rétrospective « Picasso. Sculpture » au MoMA de New York, le propos de l'exposition au Musée national Picasso-Paris est d'envisager la sculpture de Picasso dans sa dimension multiple : fontes, séries, variations et agrandissements. Avec plus de deux cent quarante œuvres, c'est le plus important rassemblement de sculptures depuis l'exposition « Picasso sculpteur » au Centre Pompidou en 2000. Le parcours est organisé en quinze sections déployées sur deux étages de manière chronologique, des premiers modelages des années 1900 jusqu'aux agrandissements en tôle des années 1960.

La femme enceinte

« La Femme enceinte » est réalisée dans l'atelier du Fournas à Vallauris par l'assemblage de trois céramiques formant le ventre et la poitrine. En retravaillant certains détails comme le dessin des pieds, Picasso crée une seconde version de cette sculpture entre 1950 et 1959, dont la fonderie Claude Valsuani exécute deux fontes en bronze. Le plâtre de fonderie apparaît sur de nombreuses photographies de la villa La Californie à Cannes, dans un dialogue complice avec les peintures, céramiques et autres sculptures de l'atelier. À l'extérieur, le jardin et le perron deviennent deux décors où Picasso se plaît à mettre en scène ses sculptures, tels des acteurs dans un théâtre de verdure.

Premières sculptures

En 1902, Picasso modèle sa première sculpture intitulée « Femme assise », petit sujet en terre qui s'apparente à un santon. Suivent plusieurs modelages, parmi lesquels « Tête de femme (Fernande) », 1906 : les traits délicatement incisés et la facture classique du visage de Fernande Olivier, compagne de l'artiste, contrastent avec l'inachevé volontaire de la chevelure qui se fond dans un cou massif, rappelant le non finito d'Auguste Rodin. La « Tête de femme (Fernande) », 1909, marque une évolution sensible dans la sculpture de Picasso et un détachement du modèle rodinien consécutif aux développements du cubisme analytique. En 1910, le marchand d'art Ambroise Vollard fait l'acquisition des originaux de cinq sculptures de Picasso pour les éditer en bronze, tels « Le Fou » et les « Têtes de femme (Fernande) » de 1906 et 1909. Avec l'accord de l'artiste, ces deux dernières sont rééditées en 1960 par le marchand Heinz Berggruen et fondues à la cire perdue par la fonderie Claude Valsuani.

Tête de femme (Fernande)

L'original de « Tête de femme (Fernande) », 1909, est acquis par le marchand d'art Ambroise Vollard en 1910 pour être fondu en bronze à partir d'un plâtre de fonderie. La circulation des premiers bronzes de Picasso dans le milieu de l'art dès 1911 joue un rôle cardinal dans la réception de son oeuvre sculpté, en France et à l'étranger, comme en attestent la présentation d'une fonte, appartenant au photographe Alfred Stieglitz, à l'Armory Show de New York en 1913, ainsi que la présence d'une édition, en possession de l'historien d'art Vincenc Kramár, lors de la troisième exposition du Groupe des artistes plasticiens (Skupina Výtvarných Umelcu) à Prague la même année.

Primitivisme et bois sculptés

Au printemps 1906, Picasso séjourne à Gósol, village de montagne dans les Pyrénées orientales, en compagnie de Fernande Olivier. L'influence de la culture catalane est perceptible dans les peintures de l'artiste ainsi que dans les premiers bois qu'il entaille à l'aide d'outils rudimentaires : le corps étiré en hauteur de « Buste de femme (Fernande) », recouvert par endroits de peinture rouge et noire, s'inspire de la « Vierge polychrome de Gósol », 1150-1199 (bois, Museu Nacional d'Art de Catalunya, Barcelone). À Paris, durant l'été 1907, l'artiste sculpte de nouvelles figures dans le bois qu'il recouvre partiellement de peinture, tels « Tête » et « Figure ». L'été suivant, il taille dans le chêne sa « Figure » la plus importante : le motif de la cariatide fait référence à l'art gréco-romain, tandis que l'allure totémique et les formes brutes et anguleuses renvoient au caractère chamanique des sculptures africaines.

« Femme se coiffant »

En août 1906, Picasso modèle en terre crue « Femme se coiffant », qu'il cuit dans un second temps dans le four de la cuisine-atelier du sculpteur et céramiste basque Paco Durrio, à Montmartre. Il s'agit de la première céramique attestée de l'artiste. Le fond de la figure est creux et la sculpture est davantage envisagée comme un haut-relief que comme une ronde-bosse. Plusieurs épreuves en bronze sont éditées par le marchand Ambroise Vollard, entre 1910 et 1939, avant que la sculpture ne soit rééditée en 1968, fondue à la cire perdue par la fonderie Claude Valsuani.

« Verre d'absinthe »

Par ses qualités d'opacité et de transparence, de vide et de plein, le verre constitue un motif privilégié du cubisme, ainsi qu'en témoignent les peintures, les collages et les constructions créés par Picasso entre 1912 et 1914. Le verre que Picasso modèle dans la cire au printemps 1914 parachève cet ensemble : six épreuves du « Verre d'absinthe », auxquelles sont fixées de véritables cuillères en métal, sont fondues en bronze puis peintes, chacune différemment, par l'artiste qui mêle parfois le sable à la peinture. Picasso conserve une épreuve tandis que les cinq autres sont acquises par le marchand Daniel-Henry Kahnweiler, qui les fait photographier par Émile Delétang dès 1914 afin d'en assurer la diffusion auprès des milieux artistiques.

Le Monument à Apollinaire

En 1921, Picasso reçoit la commande de réaliser un monument à la mémoire de Guillaume Apollinaire, mort en novembre 1918. Il présente plusieurs projets, depuis un ensemble de sculptures biomorphiques intitulées « Métamorphoses » jusqu'à une série de sculptures en fer soudé. En collaboration avec Julio González, l'artiste crée à l'automne 1928 au moins quatre maquettes intitulées « Figure », dont trois subsistent. Dans ces sculptures du vide et de la transparence, Picasso semble répondre à l'Oiseau du Bénin, double de l'artiste dans la nouvelle d'Apollinaire « Le Poète assassiné », par « une profonde statue en rien, comme la poésie et la gloire ». Les différents projets présentés dans cette salle ont été refusés par le Comité Apollinaire. En 1959, un portrait de Dora Maar en bronze est inauguré dans le jardin de l'église Saint-Germain-des-Prés.

Une exposition consacrée à Guillaume Apollinaire « Apollinaire, le regard du poète » est présentée au musée de l'Orangerie à Paris du 6 avril au 18 juillet 2016.

Les Constellations

Ici et dans le jardin sont exposés deux agrandissements réalisés de manière posthume en 1985 d'une des maquettes en fer soudé présentées dans la salle précédente. Ces sculptures sont nées d'une série d'études graphiques composée d'une constellation de points reliés entre eux. La figure y dialogue avec son environnement et incarne l'idée d'un dessin dans l'espace. Cette sculpture graphique semble faire écho aux mots de Jean Cocteau dans son discours d'inauguration du portrait de Dora Maar servant de monument à Apollinaire à Saint-Germain-des-Prés, où il saluait « le poète incomparable qui devint constellation parce que les gouttes d'encre qui tremblaient au bout de sa plume tombaient sur les pages blanches en les étoilant ».

Tête de femme

Pour le pavillon espagnol de l'Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne de 1937 à Paris, Picasso peint « Guernica » et présente cinq sculptures, dont quatre épreuves en ciment. « Tête de femme », achevée à Boisgeloup en 1932 et tirée en ciment au printemps 1937, est ainsi présentée pour la première fois au public à l'extérieur du pavillon, et se voit érigée en vedette par la presse française et étrangère qui couvre l'événement.

« La Femme au jardin »

C'est avec l'appui technique du sculpteur catalan Julio González que Picasso entreprend la réalisation, en 1929, de « La Femme au jardin », une sculpture en fer soudé de grandes dimensions qui constitue le dernier et le plus ambitieux projet de monument à Apollinaire. Picasso peint cette première version en blanc et commande à González, l'année suivante, une réplique en bronze. Les deux versions sont réunies dans la première rétrospective de l'œuvre de Picasso présentée chez Georges Petit en 1932. Le bronze rejoint ensuite le parc de Boisgeloup, propriété de l'artiste dans l'Eure, où sa situation en pleine nature suggère que la sculpture serait une représentation du mythe de Daphné transformée en laurier pour échapper au désir du dieu Apollon.

« Tête d'homme »

Tête d'homme est une sculpture en fer soudé et laiton créée en 1929 et installée dans le parc de Boisgeloup. Les lignes de soudure s'affichent comme autant d'ornements faciaux et rappellent que l'œuvre s'est faite en collaboration avec un artiste spécialiste de la sculpture en fer, Julio González. Photographiée plusieurs fois par Brassaï, « Tête d'homme » a été reproduite dans des essais fondamentaux, comme « Picasso dans son élément », publié par André Breton en 1933 dans la revue « Minotaure », et dans l'ouvrage de Daniel-Henry Kahnweiler, « Les Sculptures de Picasso », publié en 1949, première étude significative dédiée au sujet.

L'atelier de Boisgeloup

En juin 1930, Picasso fait l'acquisition du château de Boisgeloup, près de Gisors en Normandie. Il installe son atelier de sculpture dans l'un des garages des communs et se livre à une pratique intensive du modelage en plâtre, dont émergent des figures féminines, allongées et debout, des têtes et des bustes de femmes, inspirés des traits de Marie-Thérèse Walter, nouvelle muse de l'artiste. En 1933, Picasso crée plusieurs sculptures : « Tête casquée » ou « Femme au feuillage », qui résultent d'un travail d'assemblage de matériaux composites, d'empreinte d'objets et de modelage. Longtemps connus par les seules photographies de Brassaï, certains plâtres, tel le « Buste de femme », sont tirés en ciment pour l'Exposition internationale de 1937, avant d'être fondus en bronze au début des années 1940.

Le «musée» de Picasso

À l'automne 1943, Brassaï entreprend une nouvelle campagne photographique des sculptures de Picasso dans son atelier des Grands-Augustins à Paris. Parmi les œuvres les plus délicates à photographier, figurent celles d'une vitrine que Picasso envisageait comme son «musée» personnel. Véritable cabinet de curiosité, la vitrine contenait des œuvres de petites dimensions : bois sculptés à Boisgeloup durant l'été 1930, plâtres, cailloux incisés, un « Verre d'absinthe », ainsi que des objets collectionnés par l'artiste (deux moulages de la « Vénus de Lespugue », des verres fondus par l'éruption de la montagne Pelée en Martinique en 1902, et un squelette de chauve-souris).

Picasso et la fonderie Claude Valsuani

À Vallauris où il s'est installé en 1947, Picasso crée des sculptures « encyclopédiques », combinant par l'assemblage matériaux et objets de récupération noyés dans le plâtre. « La Guenon et son petit » et la « Petite fille sautant à la corde » sont deux exemples remarquables de cette méthode additive : tandis que la gueule du singe est formée de deux petites voitures d'enfant et son corps constitué d'une céramique, la fillette renferme un panier en osier et un moule à gâteau en guise de torse et de tête. Fondre en bronze ces assemblages hétéroclites est un véritable défi que Picasso confie à la fonderie Claude Valsuani qui s'ingénie à mouler le plâtre d'une seule pièce, sans découpe préalable. Évoquant la fonte de la « Tête de taureau », assemblage d'une selle et d'un guidon de bicyclette, Picasso confiait à Brassaï son admiration pour le bronze, qui « peut donner aux objets les plus hétéroclites une telle unité qu'il est parfois difficile d'identifier les éléments qui l'ont composé ».

Les galets

Attiré par leur forme et leur beauté naturelles, Picasso a ramassé ces galets sur les plages, notamment celle de Golfe-Juan en Méditerranée, puis avec un ciseau à pierre, les a incisés de motifs épousant les limites et les volumes de l'objet. Il montre à Brassaï ces petits objets sculpturaux, lors de sa visite aux Grands-Augustins le 26 novembre 1946, pour qu'il les photographie et que ces galets rejoignent le panthéon de ses sculptures dans l'ouvrage de Kahnweiler, « Les Sculptures de Picasso », paru en 1949.

« Colorier la sculpture »

Dans les années 1950, Picasso renoue avec la pratique du bronze peint qu'il avait inaugurée en 1914 avec la série des « Verres d'absinthe ». La reproduction en bronze de ses sculptures est mise à profit par Picasso lui-même, en ce qu'elle lui offre la possibilité de «fouiller» un sujet. Tandis que dans les deux versions de « Crâne de chèvre, bouteille et bougie », le décor peint fait évoluer l'équilibre entre ombre et lumière, les épreuves en bronze de « La Grue et de La Liseuse » sont autant d'occasions d'animer la sculpture par la couleur, de lui donner une dimension picturale. Pour Picasso, dont on connaît l'attention portée à la couleur des patines, l'idée de peindre ses sculptures était récurrente. « La Tête de femme » en céramique présentée dans cette salle offre à Picasso l'occasion de peindre un volume, ce qu'il expérimente dans plusieurs exemples en terre cuite ainsi que le montre la salle 2.7 du musée, dédiée à la céramique comme art du multiple.

« Les Baigneurs »

Composé de six personnages indissociables, le groupe des « Baigneurs » figure sur une série de dessins en septembre 1956 qui donnent les clés de la mise en scène des œuvres au bord de la mer : « La Plongeuse » et « L'Homme aux mains jointes » sont sur la jetée, « La Femme aux bras écartés » et « Le Jeune Homme sur un plongeoir », « L'Homme-fontaine » et « L'Enfant dans l'eau ». Cette mise en scène sur différents niveaux est évoquée pour la première fois dans cette salle. Le groupe exposé ici est un des deux tirages en bronze réalisés par la fonderie Claude Valsuani à partir des sculptures originales en bois : ces deux groupes en bronze ont largement circulé dès 1959 aux États-Unis et en Europe. Les sculptures révèlent les particularités des matériaux et objets trouvés et détournés dont elles sont issues : pieds de lit, manches à balai, cadres de tableau, morceaux de pelle.

Les sculptures en tôle pliée et peinte

Inaugurée avec le groupe des « Baigneurs », la pratique de la sculpture plane marque un nouveau tournant à travers la création d'œuvres en tôle pliée et peinte, où s'opère la synthèse entre dessin, peinture et sculpture. Comme Picasso le décrit lui-même : « D'abord, je commence avec des feuilles de papier que je plie, replie, recoupe et replie, et une fois faites en papier, comme c'est fragile et qu'[elles] se déforment au moindre contact des autres, je les fais en tôle un peu plus solide […]. C'est, au fond, du laboratoire, des choses de laboratoire […]. » Par le pliage et la variation du décor peint, la perception de la sculpture se modifie au gré des points de vue et du changement de perspective. La mise en scène visible dans cette salle s'inspire du dispositif scénographique de l'exposition « Hommage à Pablo Picasso » au Petit Palais en 1966, qui présentait certaines de ces œuvres alors inconnues du public sur des plateaux tournants.

« Dessiner aux ciseaux »

La rencontre avec Lionel Prejger, marchand d'art, et Joseph-Marius Tiola, maître forgeron, aux abords des années 1960 motive un dernier ensemble remarquable de sculptures qui conduisent Picasso du papier découpé et plié à l'agrandissement en tôle. Reprenant un travail de découpe déjà exploré à l'époque cubiste, l'artiste bénéficie du ressort extraordinaire de Tiola qui lui permet de transposer ses maquettes en carton en tôles de fer, d'abord à l'échelle, puis agrandies et peintes. La sculpture évolue au gré des découpages : reproduite en tôle en deux exemplaires, « la Femme à l'enfant », autrefois « Femme au plateau et à la sébile », est ainsi devenue maternité. Exécutée en tôle et en trois versions, « la Femme au chapeau » est la transposition d'une peinture du 27 janvier 1961, dont les différents éléments ont été découpés et soudés et dont Picasso fait varier le décor de couleurs.

« La Femme aux bras écartés »

Les dernières productions plastiques de Picasso concrétisent un rêve cher à l'artiste : que sa sculpture accède à la monumentalité et gagne l'espace public. Ce projet était apparu dès 1927 alors que Picasso se plaisait à imaginer les « Métamorphoses », dont il remplissait un carnet de dessins comme autant de baigneuses monumentales venant peupler la Croisette à Cannes. La dimension publique lui est offerte par la rencontre avec Carl Nesjar, sculpteur et peintre norvégien qui met à la disposition de Picasso sa technique de la bétogravure, grâce à laquelle l'agrandissement en béton imite le dessin de la sculpture originale par projection de sable soufflé sur sa surface. « La Femme aux bras écartés » est un exemple éclairant de ce passage entre sphère privée et espace public : la maquette en carton plié est transposée à l'échelle, puis agrandie en tôle, avant d'accéder à la monumentalité dans sa version en béton gravé.